Les oubliés du 19 mars 1962 (éditions de l’Archipel)

 

Par Alain Vincenot

 

 

S’il y avait une date à éviter pour célébrer la guerre d’Algérie, c’était bien le 19 mars. Pourtant, c’est celle qu’a adoptée la France en novembre 2012.

Signés le 18 mars 1962, les Accords d’Evian, censés mettre fin à la guerre d’Algérie, prévoyaient, notamment, un cessez-le-feu, le lendemain à 12 heures. Outre la fin des opérations militaires, les deux parties s’engageaient à « interdire tout recours aux actes de violence, collective ou individuelle. » Des civils, mais aussi des soldats français, ont continué à mourir ou à disparaître. Oubliés.

Tant voulus par le général de Gaulle et plébiscités, en métropole, par le référendum du 8 avril 1962, les Accords d’Evian ne furent jamais respectés. Ils stipulaient que les Français auraient absolument les mêmes droits que les Algériens, que la liberté d’opinion, de religion, de langue serait respectée. Du papier, rien que du papier. Plus d’un million de pieds-noirs n’eurent d’autre choix que « la valise ou le cercueil ». Après le 19 mars 1962, massacres et enlèvements se multiplièrent afin de les pousser au départ. Pour la seule journée du 5 juillet 1962 à Oran, ils sont plusieurs centaines, hommes, femmes, enfants, à avoir été assassinés ou kidnappés.

Oubliés, comme ont été oubliées les milliers de victimes civiles des années précédentes.

Sur le plan militaire, entre le 19 mars 1962 et le 5 juillet 1964, date du retour en métropole des derniers contingents, 593 soldats français ont été tués en Algérie ou ont été enlevés. Sans que l’Etat français ne se soucie de ceux qui, enlevés, ne sont jamais revenus. Oubliés eux aussi.

Auparavant, entre 500 et 1000 -- le nombre exact est inconnu, c’est dire-- avaient, également, été portés disparus. Si, conformément aux Accords d’Evian, les prisonniers algériens ont été libérés par la France, seule, une petite dizaine de Français l’a été par l’Algérie. Les autres ? Encore des oubliés. Oubliés, enfin, plus de 80 000 harkis exterminés par les nouveaux maîtres du pays. Abandonnés par la France, pour laquelle ils avaient combattu.

Dans une première partie, ce livre retrace, depuis l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, les étapes de ce « grand gâchis ». La deuxième partie est constituée de témoignages de proches d’oubliés qui, jamais, n’ont su ce qui était arrivé à leur frère, leur père, leur mari, après leur enlèvement. Ils racontent l’indifférence de leurs interlocuteurs quand ils avaient un rendez-vous ou les courriers impersonnels auxquels ils avaient droit. Et surtout l’absence de volonté des gouvernements de faire la lumière sur ces disparitions.

Restent des interrogations qui, depuis, n’ont cessé de les poursuivre.

Qu’est-il arrivé au caporal-chef Paul Bonhomme, 22 ans, du 27e bataillon de chasseurs alpins, enlevé le 30 août 1957 ? Après leur père, tué par le chagrin en mai 1961, son frère Roger, a multiplié les démarches auprès des autorités civiles et militaires. En vain. Pendant des décennies, il s’est levé, la nuit, croyant entendre son frère frapper à la porte de sa maison.

Qu’est-il arrivé à Joseph Laplume, 47 ans, enlevé dans la nuit du 9 au 10 avril 1958 ? Il était surveillant de nuit à l’usine d’exploitation du phosphate située en bordure du village du Kouif, dans le Constantinois. Sa fille, Josiane, ne pardonne pas à la France l’indifférence avec laquelle elle a accueilli les démarches de sa mère, puis les siennes.

Qu’est-il arrivé à Louis Akermann, 54 ans, et à sa femme, Catherine Coll, 49 ans, enlevés, le 12 juin 1962, dans leur ferme, près de Boufarik ? Leur fils, Daniel, ne sait toujours pas où ses parents ont été emmenés.

Qu’est-il arrivé à Joseph Pinto, 58 ans, enlevé le 5 juillet 1962 à Oran ? En 2004, après des années de silence, sa fille, Viviane, Ezagouri-Pinto, recevra du ministère français des Affaires étrangères les conclusions d’une enquête de la Croix-Rouge réalisée en 1963 : « Probablement égorgé, cadavre jeté dans le four d’un bain maure ». Pas un mot de condoléances.

Qu’est-il arrivé à Paul Teuma, 44 ans, directeur d’une usine de mise en bouteille et de distribution des canettes d’Orangina, enlevé à Oran, le 5 juillet 1962 ?  Pendant des années, sa fille Marie-Claude a attendu un signe. En vain « Pourquoi, dit-elle, une fois l’Algérie ancrée dans son indépendance, mon père n’aurait-il pas été libéré par ses geôliers ? »

Qu’est-il arrivé à Cyr Jacquemain, 27 ans, magasinier sur la base militaire de la Sénia, enlevé à Oran, le 5 juillet 1952 ?  Sa fille, Geneviève, souffre toujours du mépris des administrations françaises face à ses interrogations et à celles de sa mère. Elle confie : « Mon père est, avant tout, disparu. Pas mort. Un mort a droit à une tombe. Il n’existe pas un jour où je ne pense pas à lui. »

Qu’est-il arrivé à Christian Mesmacque, 18 ans, enlevé à Oran, le 5 juillet 1962 ? Sa mère s’est longtemps persuadée qu’il était vivant. Il a fallu des années à sa soeur, Anne-Marie, pour admettre qu’elle ne le reverrait plus.

Qu’est-il arrivé au soldat Michel Chombeau, 21 ans, du 22ème régiment d’infanterie de marine, enlevé le 7 juillet 1962 ? Son frère, Raoul s’avoue, aujourd’hui, « écoeuré par tous ces gratte-papiers » qui lui ont infligé un je-m’en-foutisme hautain, alors qu’il cherchait à savoir ce qui était arrivé à son frère.

Qu’est-il arrivé à René-Claude Prudhon, 54 ans, directeur technique de l’entreprise Bastos, à Alger, enlevé, le 25 juillet 1962 ?  Sa fille, Michèle, confie : « Je prie le Ciel qu’il n’ait pas été torturé ». Ajoutant : « Et le gouvernement de de Gaulle qui se foutait de nous, au nom de la grandeur de la France, affublant presque les pieds-noirs de l’infâmant statut de délinquants. »

Qu’est-il arrivé à Joseph Belda, 53 ans, qui exploitait une ferme isolée près du village d’Aïn el Arba, enlevé le 13 septembre 1962 ? Dans ses recherches, son fils, José, déplore n’avoir reçu aucun soutien des autorités françaises. « Au contraire, mes interlocuteurs me faisaient comprendre que je les embêtais et que je devais éviter les vagues. »

Dans les bas-côtés de l’Histoire gisent des dates, des patronymes et des familles qui n’ont pu faire le deuil d’êtres chers…