De SAÏGON à ALGER

Auteur : Bernard BACHELOT 

Éditeur : L’HARMATTAN  Avril 2008 

 

Page 62 :

« Votre fils est mort pour la France ! » Et pourtant, la France n’est ni fière ni même consciente de son action en Indochine ! Etes-vous vraiment morts pour la France, alors que la majorité de ses citoyens et même de ses gouvernants étaient en désaccord avec les objectifs de votre combat ? Vous n’êtes pas morts, non plus, pour un baroud d’honneur avant d’abandonner une colonie mal aimée et que l’on avait déjà perdue, en fait, depuis l’invasion des Japonais en 1942 ! Si vous n’êtes pas morts pour la France, vous n’êtes pas morts pour rien : mercenaires de la démocratie, votre combat, notre combat dans ce lointain pays, à côté du lieutenant Le Van Than, a permis, en son temps, de freiner l’expansion des régimes staliniens dans le monde, et je suis convaincu que votre sacrifice a contribué, trente-six ans plus tard, à la chute du mur de Berlin, cet événement considérable, libératoire de tant de peuples ! Mais votre mort ne valide en rien les indécisions incohérentes et contradictoires de nos gouvernements successifs !

 

Page 85 :

Et s’il nous arrivait de renoncer à cette guerre… ou même de la perdre, d’abandonner le pays, qu’adviendrait-il de la population qui, sans avoir choisi volontairement notre camp, se trouve compromise par la protection que nous leur imposons ? Que deviendraient ses enfants et, particulièrement, les petits métis de légionnaires, d’Algériens et de marins, nombreux dans le village ?  Quel sort serait réservé à leurs mères ? J’écarte aussitôt l’idée que l’on puisse abandonner ceux que nous sommes chargés de défendre et qui placent en nous tous leurs espoirs. Envisager l’éventualité d’une défaite, ou même d’un simple retrait, n’est-ce pas, pour un militaire en guerre, un signe de faiblesse, voire un début de trahison ?

 

Page 90 :

Dans certaines conditions, un combattant n’a-t-il pas le droit de désobéir, n’en a-t-il pas même le devoir ? J’en suis de plus en plus convaincu. Bien que militaire, je me sens responsable de mes actes. Désormais, je n’hésiterai plus à interpréter certains ordres et j’accorderai mes comportements avec ma conscience. S’agit-il d’insoumission ? Plutôt les prémices d’une forme d’objection de conscience.

 

Page 111 : La KABYLIE.

Je vais maintenant satisfaire mon plus vif désir : retourner à Djidjelli, ma chère petite cité kabyle dont le nom aux trois syllabes mélodieuses éveille en moi les meilleurs souvenirs de mon enfance. Je n’ai jamais demeuré à Djidjelli que pendant des vacances, mais ce site n’en est pas moins « mon pays », la terre de mes ancêtres, où s’écoule, depuis près d’un siècle, l’histoire riche en rebondissements de notre grande famille. Sur la colline qui domine la ville et que mes arrière-grands-parents ont baptisée La Crête, s’étagent les quatre maisons familiales où aiment à se regrouper les générations de ceux que, depuis lors, nous désignons sous le nom de « Crêtois ».

 

Page 112 :

Jusqu’au Cap Aokas, la route côtoie une longue plage de sable gris, bordée de roseaux, de joncs et de lauriers roses.

Ensuite, commence la corniche. Fameuse par sa beauté exceptionnelle, la « grande Corniche » demeure, encore aujourd’hui pour moi, une évocation parfaite de mon Algérie natale, belle, mais sauvage ; un lieu mythique chargé de souvenirs qui couvrent un siècle de notre histoire familiale et qui fait toujours l’objet de récits plus ou moins embellis et maintes fois répétés à travers les générations. Souvenirs de mon arrière-grand-père qui, inspecteur des forêts, parcourait cette région à cheval, alors que la route, de Bougie à Djidjelli, n’était pas encore construite, et qui, un jour au bord d’un oued, se trouva face à face avec une panthère noire !

Récits de mon père qui, adolescent, prenait la diligence pour se rendre de Djidjelli à Bougie par la route nouvellement construite. Souvenirs plus récents de nos multiples promenades dans les chemins de montagne qui dominent la mer, dans les gorges de Taza ou de l’oued Qissir et dans la forêt de Guerrouch pour y observer les singes magots, de l’espèce macaque, derniers primates survivants en Afrique du Nord. Souvenirs des baignades, des oursinades et des pêches aux moules, dans les criques au pied de la falaise. La route étroite, taillée dans le rocher, surplombe la mer, parfois à 100 mètres de haut. Le Tabor et le Tababor, sommets culminants de la petite Kabylie dominent la région.

 

Page 113 :

A l’extrémité de chaque cap, la route passe sous un tunnel, à la sortie duquel, un nouveau panorama surgit. Couvertes de bruyères, de maquis ou de forêts, les montagnes s’enchevêtrent. Leurs plans se superposent et plongent dans la mer ; les plus lointains sont mauves, les proches plus obscurs. De temps à autre, entre les crêtes, le soleil lance un rai de lumière. Parfois, la route rejoint la mer et, sur un pont de pierre, franchit, dans une courbe, un oued ombragé.

Celle de la Grotte merveilleuse s’imposait avec la visite de la grande salle ornée de concrétions illuminées : oreilles d’éléphants, stalactites, statuettes transparentes ; mais toutes les grottes se ressemblent, toutes sont « merveilleuses » ! En approchant de Ziama-Mansouria, gros bourg sur une presqu’île verdoyante, la flèche d’une immense grue, semblable au cou d’un dinosaure, surgit de la falaise et domine la mer. Plus loin, de vieux wagonnets, aujourd’hui immobiles et rouillés, sont suspendus à des câbles qui sautent, par-dessus les montagnes de pylône en pylône, restes d’une ancienne mine de zinc abandonnée.

Plus loin, au milieu d’un bosquet de lauriers-roses, nous franchissions l’embouchure de l’oued Taza, cours d’eau dont le débit, incertain, a pourtant découpé, en amont, de belles gorges dans le massif forestier. A Cavallo, petite ville au bord d’une plage de sable ocre rouge, le paysage perd son aspect sauvage. Les montagnes s’écartent du rivage, des plages blanchies par la houle du nord sont entrecoupées par des pointes rocheuses rouges ou noires. Une île, « la Petite Cavallo » , faisait partie de notre univers.

 

Page 142 :

Nos interlocuteurs ignoraient que déjà, à l’époque, les USA aidaient financièrement, et militairement, la France pour la guerre en Indochine, et ils étaient loin d’imaginer la longue épreuve qu’ils allaient vivre à leur tour au Vietnam, où la guerre commença à la suite de l’attaque d’un navire de la marine américaine, sur la côte d’Annam, au large justement, de Quang Khé.

 

Page 155 :

Au Tonkin, une douzaine de bataillons français, encerclés depuis novembre à Diên Biên Phu, ont entamé un combat sans merci contre les forces du général Giap, bien supérieures en nombre. Les Etats-Unis, qui prennent conscience du risque d’une prise de pouvoir des communistes en Indochine, soutiennent depuis quelques temps, mais modestement, l’effort militaire de la France. Ils ont fait parvenir au Tonkin 30 bombardiers B-26, et ont accepté de prêter, à l’aéronavale française, 20 avions d’assaut Corsair.

Personne, ici, ne parle du drame qui se joue en Asie. C’est tout juste si l’on sait qu’une conférence internationale vient de s’ouvrir pour discuter de la situation en Corée et en Indochine. A Genève, des Français et des Viets sont assis à la même table !

 

                      7 Mai 1954. Diên Biên Phu est tombé.

 

                       La nouvelle tombe, terrible pour nous.

 

Pages 197-198 :

A Marseille, le 24 juin, le président Coty, dans un discours fameux, a rappelé « la vocation missionnaire qui incita à s’embarquer, à ce port de Marseille, nombre d’explorateurs, de savants, de religieux, de marins et de soldats, de fonctionnaires, de colons et de techniciens qui s’en allaient vers des contrées souvent opprimées, ravagées et pressurées pour y apporter, avec la paix, l’ordre et la justice, les progrès matériels et moraux de la civilisation moderne (…) Non ! Ces pays que la France a civilisés et fécondés, elle ne les abandonnera pas à un fanatisme impérialiste qui les mènerait à la pire des régressions, à une ségrégation raciale et confessionnelle. » Cette déclaration rassure les Français d’Algérie mais cette répétition incantatoire de la volonté française de conserver l’Algérie est, en soi, inquiétante. Le FLN a répondu qu’en 1830 l’Algérie était souveraine. Arabes et Kabyles d’Algérie auraient-ils oublié l’occupation turque ou préfèrent-ils l’occulter !

 

Page 215 :

Les deux porte-avions légers américains, l’USS Langley et son sistership l’USS Belleau Wood, qui s’étaient illustrés au cours de la guerre du Pacifique, ont été prêtés à la France, respectivement en 1951 et 1953. Sous pavillon français, ils ont porté les noms de Lafayette et de Bois Belleau.

 

Page 218 :

En Algérie, pour effectuer les missions d’appui aérien, l’armée de l’air ne dispose que de T-6. Cet avion, conçu pour l’entraînement au pilotage, est très maniable mais sa puissance de feu est insuffisante. Pour pallier cette carence, la Marine a décidé de détacher, en permanence, une flottille de Corsairs sur la base de Télergma, terrain d’aviation militaire, sur les hauts plateaux, à une cinquantaine de kilomètres au sud-ouest de Constantine. Le Corsair, qui dispose d’un armement puissant, est parfaitement désigné pour les missions d’appui aérien. Armé de 4 canons de 20 mm, il peut emporter, sous les ailes, dix grosses roquettes de cinq pouces ou dix bombes de 250 livres, ou, sous le ventre, deux bombes de 1 000 livres ou deux bidons de napalm, arme que l’on commence à utiliser en Algérie. L’autonomie de vol du Corsair, lorsqu’il est équipé de un ou de deux réservoirs d’essence supplémentaires, peut dépasser les quatre heures, ce qui constitue un avantage important pour les missions d’appui au sol.

 

Page 275 :

Maintenant que l’Histoire a éclairci certains aspects de cette période, je pense que ce régiment avait été déployé à Télergma dans le cadre du fameux plan « Résurrection », qui prévoyait un coup de force en France si de Gaulle ne réussissait pas à prendre le pouvoir par la voie légale.

 

Page 276 :

Massu, devant le cercueil du colonel Jeanpierre tué deux jours plus tôt en opération, n’a-t-il pas juré de mourir « plutôt que d’abandonner l’Algérie française ! » Bien que, partageant cet optimisme nouveau, le soir même de l’investiture du gouvernement, j’écris cependant à Annie : « De Gaulle est au pouvoir, espérons qu’il ne décevra pas l’attente des Algériens, tant français que musulmans. La guerre n’est pas finie et le désappointement serait immense si les réformes attendues tardent trop. »

Et, comme beaucoup, je m’interroge sur les raisons qu’à eues de Gaulle de ne pas retenir Soustelle dans son gouvernement et de ne lui avoir pas confié la fonction de Délégué général de l’Algérie. Cette mise à l’écart est-elle un signe de de Gaulle destiné aux Français d’Algérie ou la simple expression de sa volonté de ne pas affronter l’opposition de gauche ?

 

Page 283 :

En décollant le lundi matin de Djidjelli, le pilote du T-6 fait un passage en rase-mottes sur la plage, puis sur La Crête, où plusieurs enfants répondent par de grands gestes à notre battement d’ailes.

Sur le chemin du retour, le pilote m’a promis de passer par Texenna, aujourd’hui sous le contrôle des fellaghas. Le choc est terrible pour moi : le village a beaucoup souffert, notre maison est en partie détruite. Par la blessure de son toit, j’aperçois, écrasé par les éboulis d’un mur effondré, notre vieux piano noir ! Après les souffrances humaines, vécues par tant d’Algériens des deux bords, je suis surpris que cette simple perte matérielle puisse m’affecter à ce point, mais, pour moi, elle constitue la violation d’un passé, violation peut-être prémonitoire de son anéantissement.

 

Page 285 :

Mais les résultats du référendum du 28 septembre me procurent une grande satisfaction. Les 79 % de votes positifs en métropole n’ont rien de surprenant mais, en revanche, les 97 % d’Algériens qui ont voté « oui » sont une surprise qui fait sur l’opinion l’effet d’une bombe, d’autant plus que la participation a atteint 80 %, en dépit d’une vague exceptionnelle de terrorisme qui a causé la mort de 600 Musulmans, de la proclamation, par le FLN,  d’une grève générale le jour du scrutin et de son affirmation qu’il abattrait « quiconque sortira de chez lui le 28 septembre ». Le peuple algérien vient de témoigner, d’une manière éclatante, son attachement à la France.

 

Page 295 :

Les fellaghas se sont emparés de Texenna en avril dernier. Depuis, leurs émetteurs citent souvent cette victoire, parlent d’un bastion libre et présentent Texenna comme une première capitale provisoire de l’Algérie indépendante. Dans le cadre du plan Challe, une opération militaire est montée pour reconquérir le bourg et y réimplanter une garnison française. Je décolle avec huit avions pour assurer le support aérien des troupes engagées dans cette action. Nous attaquons le village à la roquette et au napalm. Une fois de plus, je suis acteur de la destruction de mes propres souvenirs. Notre maison de vacances est en piteux état mais les restes du vieux piano noir sont toujours visibles.

 

Page 298 :

Rechercher film : Les ponts de Toko-Ri (1954) de Mark Robson.

 

Page 302 :

Les orientations de de Gaulle sont, maintenant, parfaitement claires et nombreux sont ceux décidés à les combattre. Un groupe de députés souligne dans un manifeste « l’inconstitutionnalité et, ce qui est plus grave, l’illégitimité du principe même d’une offre de sécession de douze départements compris dans la République ».

 

Page 340 :

Le lendemain du discours du général, le maréchal Juin, camarade de promotion de de Gaulle, et son ami depuis 50 ans, a officiellement condamné la politique algérienne du chef de l’Etat et a fait savoir qu’il ne participera pas aux cérémonies officielles du 11 novembre à Paris, pour « protester en sa qualité de plus haut dignitaire de l’Armée et en tant qu’Algérien contre l’idée d’abandonner nos frères algériens ».

Quelques jours plus tard, Jacomet, bras droit de Delouvrier, troisième représentant de l’Etat en Algérie, démissionne, estimant que de Gaulle a violé sa promesse en donnant satisfaction au GPRA, avant d’avoir obtenu un « cessez-le-feu et l’arrêt complet des attentats.

 

Page 350 :

Pourquoi au lieu de crier « Algérie française », sans écho dans le monde ni même en France,  n’avons-nous pas plutôt réclamé l’indépendance de notre terre commune, indépendance qui, dans ce cas, aurait pu se réaliser en étroite association avec la France, association chère à de Gaulle, mais maintenant utopique après les souffrances subies de part et d’autre et les haines irréversibles qu’elles ont fait naître ? Pourquoi sept années d’une guerre gagnée sur le terrain pour tout abandonner ? Que de morts inutiles !

 

Page 354 :

Le 18 mars, on annonce la signature de ce que l’on appelle indûment « les accords d’Evian ». Il ne s’agit, en fait, que de simples « déclarations dénuées de toute portée juridique », que de Gaulle va faire approuver, donc valider, par un référendum annoncé pour le 8 avril. Cet « accord » ne sera jamais reconnu, ni appliqué, par le gouvernement algérien en place après l’indépendance.

 

Page 355 :

Le lieutenant de vaisseau Guillaume, de la promotion 45, a vécu en Indochine une campagne très semblable à celle que j’ai vécue moi-même trois ans plus tard. Ses multiples aventures ont fait l’objet du célèbre film de Schoendorffer, Le Crabe-Tambour. Sa vie vient d’être racontée dans le livre de Georges Fleury, intitulé On l’appelait le Crabe-Tambour publié aux éditions Perrin en mars 2OO6.

Les bilans officiels ne feront, plus tard, état que de 48 morts.

 

Page 359 : Une amnésie sélective

Plusieurs décennies après ces événements, je souffre de leur oubli mais, plus encore, de leur déformation. La mémoire nationale est frappée d’une amnésie sélective. De nombreux exemples en témoignent ; j’en citerai trois que les Français ne semblent pas avoir notés :

Le journaliste déclarait : « Nous assistons au plus important exode d’une population depuis 1940 ! »  L’exode du million de Français d’Algérie a, ainsi, été effacé de l’Histoire. Il l’est aussi de la mémoire de la majorité des Français de la métropole ; mais pas de celle des Pieds-noirs. Ces exilés d’alors partaient, non pas en carriole ou en auto, mais avec une seule valise et surtout, eux, quittaient leur pays sans espoir de retour.

En 2006, lors de la guerre entre Israël et le Liban, la France s’est glorifiée d’une action qu’elle considère comme exceptionnelle : avoir, en une semaine, évacué 5 000 ressortissants français du Liban, dans de bonnes conditions. On avait fait mieux en 1962 quand un million de Pieds-noirs ont rallié la France en quelques semaines, certes dans de moins bonnes conditions. Il est vrai que la nation française, n’ayant apporté aucune aide à cet exode, ne peut se glorifier de cette prouesse et préfère l’occulter !

Au cours d’un récent débat à la télévision, personne n’a contredit, ni même relevé, l’affirmation d’un spécialiste du terrorisme selon laquelle « il n’était pas dans la tradition française d’utiliser la violence contre les terroristes ». C’est oublier la basse besogne que Guy Mollet, un président du Conseil socialiste, a indûment confiée à l’armée pour gagner la bataille d’Alger, c’est oublier – sous la présidence de de Gaulle – les violentes et parfois sanglantes répressions de manifestations de Français en Algérie, mais aussi les répressions également brutales et meurtrières de manifestations anti-OAS en France, c’est oublier les « barbouzes » que le même pouvoir a détachés à Alger pour torturer, en toute impunité, des Français soupçonnés de terrorisme et, souvent même, parce qu’ils avaient simplement témoigné d’une sympathie pour les mouvements de défense de l’Algérie française !

 

Page 360 :

Ma maison de Texenna, que je viens de bombarder, et dont le toit percé laisse apparaître le vieux piano de mon enfance.

Le silence n’aurait-il pas été plus digne ? Mais pourquoi devrait-on se taire, pourquoi faudrait-il oublier ?